La très grande majorité des économistes et des instances gouvernementales reconnaissent maintenant qu’il est très important que, dans tous les secteurs de l’économie, le signal de prix des biens et services reflète la totalité des coûts privés (coûts internes comptables) et sociaux (coûts externes ou coûts non spécifiquement comptabilisés) occasionnés par une exploitation commerciale.
Le transport de marchandises n’échappe pas à l’application de cette règle régissant l’optimum social contrairement, par exemple, aux services publics de santé et auxquels on reconnaît un droit démocratique et non-économique aux citoyens. En effet, malgré que ce secteur industriel joue un rôle primordial dans le développement de l’économie, l’exploitation des services de transports de biens et de marchandises en vue de réaliser des bénéfices, au même titre que toutes exploitations industrielles, doit intégrer dans ses coûts de production l’ensemble des coûts occasionnés par ses prestations de service.
Le transport routier de marchandises constitue une problématique particulière par rapport au transport ferroviaire, fluvial ou aérien : les transporteurs routiers circulent sur les routes publiques à toute heure du jour en compagnie des voitures assurant la viabilité citoyenne, dans des conditions de circulation souvent difficiles, réalisant un travail complexe, le plus souvent en flux tendus, engendrant des dommages aux routes, produisant des émanations polluantes, du bruit et des gaz à effet de serre et engendrant ainsi des coûts de gestion et de conservation des services routiers ainsi que des impacts sociaux et environnementaux.
Or, il est bien connu que les coûts sociaux occasionnés par les mouvements de transport ne sont pas complétement pris en considération dans les coûts de production. Cette situation engendre un signal de prix sur le marché inférieur à la valeur du service offert, faussant ainsi le jeu de l’offre et la demande, et favorisant une surexploitation des services routiers. En pratique, ceci se traduit par un excédent de la demande pour certains types de biens et une insuffisante des revenus de l’état spécifiquement dédiés à la gestion des services routiers, réduisant ainsi d’autant les capacités des autorités responsables d’offrir des services routiers de qualité aux citoyens et aux transporteurs.
Comment tarifer les transports routiers de marchandises de manière à équilibrer les coûts imputables aux déplacements des véhicules lourds avec les budgets de gestion et de conservation des services routiers, et autres coûts sociaux ?
L’écotarification du transport routier
La tarification de l’usage des routes par les transporteurs a été instaurée au siècle dernier, à une époque où on ne parlait pas de systèmes intelligents de transport et encore moins des capacités de plus en plus universelles des technologies de l’information. Les autorités de contrôle du Canada, des États-Unis et de l’Union Européenne sont conscientes de l’iniquité et du caractère vétuste de la tarification routière en œuvre actuellement.
Le Ministère des transports du Québec a mandaté egidd’|EcoTariff pour réaliser en 2004 une première étude sur la préfaisabilité d’un projet de calcul des externalités du transport routier.
La collaboration s’est poursuivie entre le Ministère des transports du Québec, Transport Canada et egidd’|EcoTariff, dans la réalisation de trois autres projets visant au développement de méthodes de tarification du transport routier de marchandises. egidd’|EcoTariff a ainsi pu mettre au point une technologie de calcul des coûts basée sur les principes de développement durable universellement admis :
Utilisateur-payeur
Pollueur-payeur
Équité tarifaire
« Dématérialisation optimale » de l’économie
« Découplage » de l’impact des transports sur l’environnement
Cette approche que l’on définit comme « l’écotarification de l’usage des routes par les exploitants commerciaux » est à la fine pointe des connaissances sur les coûts sociaux occasionnés par les mouvements de transport des véhicules lourds.
Un tel système a été développé jusqu’à un niveau de prototype pour les permis spéciaux de circulation. Le système est cependant applicable au permis de camionnage en général et est présentement développé en ce sens.
Outre la production de revenus contribuant de aux budgets de conservation des services routiers, l’algorithme d’écotarification est conçu pour s’ajuster à toutes les situations tarifaires, tout en permettant aux autorités gouvernementales, dans le cadre d’une politique de gestion des transports, d’y introduire divers paramètres incitatifs visant :
l’augmentation de la sécurité routière,
la réduction des nuisances (bruit, pollution atmosphérique),
la réduction des gaz à effets de serre,
la réduction de la congestion,
la correction des échecs de marché (transport en région),
l’innovation technologique,
la formation des conducteurs,
l’entretien des véhicules,
et autres…
L’écotarification du transport routier fait maintenant l’objet d’un plan d’affaires et se mobilise vers des investissements importants pour en assurer la diffusion commerciale.
Facteurs de marché
L’approche à la diffusion de l’écotarification repose sur les facteurs de marché suivant :
Il est reconnu que les camions lourds occasionnent des dommages aux routes et autres coûts sociaux qui ne sont pas compensés complètement par les divers tarifs devant être défrayés par les transporteurs. Ceci est d’autant plus vrai lorsque que le poids des véhicules augmente et que les revenus gouvernementaux des taxes sur le carburant ne sont pas considérés comme devant être nécessairement entièrement affectés à la conservation des infrastructures routières.[1]
On dénombre au Canada 580 000 camions d’un poids plus grand que 4 500 kilogrammes (9 920 lbs), dont près de 254 000 sont des camions de plus de 15 000 kg (33 069 lbs). L'Ontario (40 %), l'Alberta (25 %) et le Québec (11,5 %) compte pour 75 % du parc de poids lourds. Selon l’enquête sur les véhicules de 2005, il y avait 615 000 camions de plus de 4 500 kg et 294 000 camions lourds (de Classe 8 > 15 000 kg).
On estime à plus de 87 million de camions la flotte américaine de 2002, dont 5 415 000 véhicules de plus de 10 000 lbs (environ 4 500 kg), 2 154 000 de plus de 33 000 lbs (environ 15 000 kg) et 1 607 000 de plus de 50 000 lbs.
Avec 33 000 000 de véhicules lourds enregistrés, l’Union Européenne est déjà active dans la tarification à l’usage des véhicules lourds, les décisions en ce sens ayant été prises au début des années 2000. La plupart des pays de l’union européenne se préparent à cette nouvelle approche à la tarification des usages, certains comme la Suisse ayant déjà adopté la tarification des mouvements de transport depuis une décennie.
Aux États-Unis, la « National Surface Transportation Infrastructure Financing Commission (26 février 2009) » recommande la tarification à l’usage pour les véhicules lourds tout en jugeant les revenus actuels nettement insuffisants pour compenser les coûts occasionnés, d’autant plus qu’elle n’assume pas que les revenus de taxation sur le carburant soient une compensation équitable pour l’usage des routes.[2][http://financecommission.dot.gov/]
Aux États-Unis, sur la base d’études poussées (Federal Highway Costs Allocation Studies), la Federal Highway Administration “evaluate highway-related costs attributable to different vehicle classes and the extent to which user fees paid by different vehicles cover their highway cost responsibility… If certain vehicle classes pay less than their share of cost responsibility, other vehicles will pay more than their share of costs. In effect those paying more than their share of costs subsidize the operations of the vehicles that pay less than their cost responsibility. Because truck size and weight policy changes can affect the relative infrastructure costs attributable to different vehicle classes, highway cost allocation is an important consideration in truck size and weight policy analysis.” La FHA reconnaît que les véhicules lourds occasionnent des coûts non compensés par les revenus gouvernementaux obtenus des transporteurs. (http://www.fhwa.dot.gov/policy/otps/costallocation.htm)
Au Canada, Transports Canada étudie les coûts complets (coûts privés + coûts externes) depuis 2002. Transports Canada a entrepris des recherches et des analyses sur le transport en vue d'en arriver à un système de gestion des transports porteur de développement durable, « en comptabilisant tous les coûts, y compris les coûts de l'utilisation foncière et les coûts intergénérationnels des opérations de transport. » Dans la suite de cette politique, TC adhère au principe de la pleine attribution des coûts et envisage des mesures visant à accroître l'efficience du transport des marchandises : ces mesures nécessitent « la mise au point d'une méthode de comptabilisation des coûts totaux de manière à comprendre les coûts de transport et la part des subventions gouvernementales plus les coûts externes, y compris les affectations des coûts environnementaux. Ces coûts seraient établis par mode pour le transport urbain et interurbain, et devraient refléter le coût moyen … du transport de marchandises par kilomètre. » _http://www.fhwa.dot.gov/policy/otps/costallocation.htm et _http://www.bv.transports.gouv.qc.ca/mono/0904123.pdf
Envergure des revenus escomptables par les gouvernements
Plusieurs pays de la communauté européenne sont déjà actifs dans la tarification des véhicules lourds (voir document joint). Les revenus gouvernementaux obtenus ou attendus de cette tarification sont fort significatifs. Par exemple: 2,5 G€/an sont collectés annuellement en Allemagne et ses environs et 1 G€/an sont attendus de l’écoredevance française en voie d’implantation. Plus de 20 pays européens étudient l’implantation de l’eurovignette ou d’une forme d’écoredevance. Ces revenus sont générés par des agences en PPP ou par des entreprises privées.[3]
Quels revenus gouvernementaux peuvent être escomptés de l’écotarification des routes en Amérique du Nord?
En faisant l’hypothèse d’une tarification kilométrique moyenne minimale de 0,12 $/km (les européens utilisent en général pour de telles estimés 0,12 €/km), hypothèse minimale internalisant environ 50 % des taxes spéciales sur le carburant et ne prenant pas en considération les tarifs prélevés à l’immatriculation des véhicules, nous obtenons :
États-Unis
Nombre de camions lourds > 11 800 kg :
2 591 000
Nombre de véhicules-km :
173 164 000 000
Kilométrage moyen par véhicule :
66 832 km
Revenus gouvernementaux de l’écotarification
20,7 G $/an
Canada
Nombre de camions lourds > 15 000 kg :
294 000
Nombre de véhicules-km :
21 500 000 000
Kilométrage moyen par véhicule :
73 000 km
Revenus potentiels
2,6 G $/an
Évidemment, il y a les camions plus légers à prendre en considération et le niveau d’ajustement des taxes sur l’essence à reverser dans l’écotarif. Par ailleurs, si on admet que 40 % des coûts de conservation des services routiers devraient idéalement être impartis au transport de marchandises, les obligations financières gouvernementales imputables aux véhicules lourds seraient de l’ordre de 76 G$ aux États-Unis et de 7 G$ au Canada.
L’écotarification peut s’ajuster progressivement, de manière équitable et respectueuse de l’environnement, pour être en mesure de générer de tels revenus et les appliquer à l’amélioration et la conservation des réseaux routiers tout en contribuant à l’établissement d’une industrie durable des transports.
EcoTariff et l’écotarification
EcoTariff s’est donné comme mission d’opérationnaliser l’écotarification selon une approche offrant aux autorités gouvernementales sa prise en charge technique et financière par le secteur privé, qu’elle soit partielle ou complète, et cela à l’instar des initiatives tarifaires européennes en ce domaine et de l’ouverture des autorités gouvernementales américaines à ces pratiques.
La mise en place de tels services exigent des investissements dans le développement d’une expertise de haut niveau et des systèmes opérationnels et interopérables de tarification. Il en est de même pour l’implantation des processus tarifaires, notamment, dans le cas de services offerts en PPP ou selon une approche clients-fournisseurs où une partie importante des risques commerciaux sont transférés vers le privé. Toutefois, les revenus escomptables en contrepartie de l’exploitation d’un tel service peuvent être très importants : du côté européen, on estime que 15 % des flux financiers générés seront affectés aux entreprises de gestion de la tarification.
En utilisant des méthodes tarifaires moins coûteuses et plus avancée que les européens, on peut penser à des % plus faibles pour les coûts d’exploitation et ainsi à des rentes pouvant atteindre 4 à 6 % des revenus, dépendant des services et garanties offertes.
Les banques populaires et l’écotarification
EcoTariff est d’avis qu’il serait important que ces opérations de modernisation des modes de tarification des routes se réalisent sous une forme de co-gestion entre les gouvernements et les partie-prenantes, par exemple, en favorisant les investissements venant de certaines organisations impliquées déjà dans le transport de marchandises, telles des fonds de pension des conducteurs de camions ou des travailleurs des entreprises de camionnage. Toutefois, le positionnement pour la gestion des flux financiers nécessite la présence d’entreprises financières de haut calibre, tout en étant acceptables à la population et aux parties prenantes en général.
La gestion des revenus de l’écotarification des véhicules lourds impliquent des réseautages d’affaires avec les autorités de contrôle et agences de gestion au niveau étatique (par exemple, au Québec, MTQ, SAAQ, CTQ, IFTA, IRP) et au niveau municipal (pour les services de voiries et d’entretien). Ce réseautage implique aussi les autres usagers de la route (CAA) pour lesquels l’évolution de la tarification routière les affectera d’ici quelques années et qui bénéficieront des effets positifs de la tarification des véhicules lourds. Elle implique aussi les conducteurs de camions, un contingent souvent négligé des travailleurs, ainsi que les camionneurs artisans qui survivent tant bien que mal dans un milieu fortement concurrentiel et très sensible aux fluctuations économiques.
Il est possible, comme c’est le cas en Europe actuellement, d’approcher la tarification des véhicules lourds selon une approche financière traditionnelle. Toutefois, EcoTariff est d’avis qu’il serait plus approprié politiquement que les bénéfices récurrents de la gestion des flux financiers puissent avantager les banques coopératives et les travailleurs de l’industrie des transports, ces derniers participant directement à la « cogestion » du système. De plus, plusieurs transporteurs seraient avantagés de pouvoir obtenir des crédits pour le paiement des tarifs d’utilisation des routes et de s’engager dans des relations bancaires avec les gestionnaires des flux tarifaires.
Il est certain que les chartes des banques populaires ou coopératives, leur réseau, la diversité et la qualité de leurs services à la population et leurs engagements vis-à-vis du développement des petites et moyennes entreprises en font un choix de qualité pour jouer un rôle important dans l’implantation de l’écotarification, tant au plan des usagers commerciaux, projet en cours actuellement, qu’à celui des usagers-citoyens par rapport auquel les technologies du « pay as you drive » se développent rapidement.
Jean-Louis Sasseville, Ph.D. Président egidd’|EcoTariff
Notes
[1] « La taxe spécifique sur les carburants est une taxe à la consommation dont le produit est versé au fonds consolidé. Il n’existe qu’un lien indirect entre la consommation de carburants et l’utilisation du réseau routier. Si l’on souhaite rectifier cette situation, il faudrait affecter le produit de la taxe à l’entretien et au développement du réseau routier. Le gouvernement serait alors confronté à un manque à gagner important pour financer les autres missions de l’État. Le sous-financement de plusieurs de ces missions, résultant d’une mauvaise tarification, a ainsi été en partie contrebalancé par un détournement de la taxe spécifique sur les carburants. On doit convenir cependant que cette taxe reflète également les dommages environnementaux liés à l’utilisation des carburants. » Position du Groupe de travail sur la tarification des services publics. http://www.gttsp.gouv.qc.ca/
[2] “The Commission’s recommendation to shift from our current funding approaches, based largely on indirect user fees in the form of federal motor fuel taxes, toward a new system built around more direct user charges in the form of fees for miles driven will require hard work, thoughtful attention to myriad policy issues and implementation details, and the cooperation and support of the American people.” National Surface Transportation Infrastructure Financing Commission (26 février 2009).
[3] Par exemple, en France, cinq candidats ont été sélectionnés l'été dernier pour opérationnaliser l’éco-redevance : le groupement composé des sociétés Vinci SA, Deutsche Telekom AG et Soc 29, le groupement composé de la société Sanef SA, de la Caisse des dépôts et consignations et des sociétés Egis Projects SA, Atos Worldline SAS et Siemens Project Ventures GmbH, la société Autostrade per l'Italia SpA, le groupement composé des sociétés France Telecom SA, CS Systèmes d'Information, ETDE SA, Kapsch TrafficCom AG, FIDEPPP, SEIEF et DIF Infrastructure II BV et la société Billoo Development BV. En Allemagne, “the toll system was constructed and is administered by a company called Toll Collect. Toll Collect is a consortium formed by Daimler-Chrysler (45%, original controlling partner), Deutsche Telecom (45%, current controlling partner) and Cofiroute (10%). The system is a major undertaking that now affects over 1.5 million lorry drivers in Germany and the rest of Europe. The tolls collected, which amount to some €2.4bn per year, are being used by the government on road improvements and new road construction.”
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